Chronique balinaise 1: les maîtres de la jungle
Ce matin-là, nous décidons d’emboîter le pas d’un guide pour évoluer durant quelques heures dans l’épaisse jungle qui borde les lacs Buyan et Tamblingan, à l’aplomb du Mt Lesung. L’eau des lacs est sacrée, interdite à la baignade, mais on y pêche depuis des barques à l’aide de petits filets. Certains temples s’exposent sur les berges. C’est le cas du majestueux Pura Dalem que nous rejoindrons en fin de parcours, en canoé, depuis l’autre rive.
Mais pour l’instant, nous pénétrons pour la toute première fois dans ce biome incroyable .
La différence avec les chemins colorés qui longent les cascades, plus haut dans la montagne, est frappante. En quelques minutes, la lumière blanche du matin disparait sous le haut dôme de la canopée trouée de rayons diffus. La végétation occupe chaque centimètre de l’espace labyrintique. Du sol au ciel, de tous côtés, des troncs, des plantes grasses, des arbustes, des lianes, des racines, des branches de toutes les tailles et de toutes les formes, une créativité surprenante de feuilles, se succèdent et se mêlent avec un gigantisme tropical.
Nous marchons au pas, les yeux écarquillés. La première appréhension de claustrophobie fait rapidement place à un bien-être étrange. La cage végétale qui nous frôle emplit nos respirations de bouffées de prana. Des oiseaux invisibles, camouflés dans le vert, poussent de cris exotiques qui ricochent contre les cocos.
Bruissements. Nous sommes de minuscules créatures.
A peine trente mètres franchis que nous tombons nez à nez avec le tronc du premier des maîtres des lieux : un tronc extrêmement large, haut à n’en discerner la tête, divisé en bas, torturé, multiple et un à la fois.
C’est un ficus, un figuier étrangleur ou, comme on l’appelle ici, un banian.
Arbre sacré. Il est plus vieux que moi, que mes parents, mes grands-parents, plus vieux que le plus vieux des hommes sur plusieurs générations.
Il arbore des bras multiples, menaçants et entrelacés. Sa structure magnifique fait froid dans le dos. L’histoire dit qu’il a étranglé et tué de ses racines expertes, puis s’est apaisé lorsque sa victime eut fini de disparaitre au creux de son ombre.
Son histoire, en réalité, est celle d’une magnifique adaptation à un milieu compétitif :
Dans la jungle, les graines développent des stratégies pour trouver une place où s’arrimer. Celles des ficus ont choisi une voie originale qui leur sourit : au lieu de pousser dans le sol, elles se posent sur les branches d’un beau feuillu et commencent à germer en l’air, à de très hautes altitudes ! Lentement, les fines racines migrent vers le bas, en rideaux, en s’appuyant sur le tronc tuteur. Bien avant d’avoir atteint le sol, la graine a déjà créé de véritables branches, des cellules de lignine, de bois, qui s’écoulent le long du tronc porteur en l’enserrant de plus en plus, rendant bientôt impossible sa croissance.
Elles tissent à l'envers un tronc solide dans le creux duquel le premier arbre meurt muré, en silence. Parfois, la cavité laissée par sa réduction à un tas de poussières est si large qu’un homme peut y entrer.
Un refuge pour les animaux.
Et puis jour, les racines finissent par atteindre le sol. Elles l’envahissent, s’en nourrissent, s’y accrochent de toute leurs griffes. La croissance de l’arbre accélère. Il devient l’énorme être que j’observe, à l’écorce épaisse, à la hauteur astronomique et la carrure d’athlète.
Relié à la terre depuis le ciel, tissant symboliquement le lien entre le monde terrestre et le monde spirituel, les balinais considèrent alors l’arbre sacré.
Les différents tronçons de troncs du bas se rejoignent en un seul individu en hauteur, au cœur d’enlacements forts, comme des amis de toujours qui se rencontrent pour la première fois. Ils fusionnent pour nourrir de sève la cime feuillue.
Des ficus étrangleurs, il y en a des centaines, plus majestueux les uns que les autres. Pourtant, leurs racines restent leur faiblesse : nous découvrons soudain un gigantesque individu renversé sur le flanc, sa chute créant une clairière. Tombé il y a quelques semaines sous le coup d’un évènement de forte pluie et de fort vent, il a basculé, les racines moulinant dans le sol meuble. Je caresse, émue, sa surface écorcée, comme on le ferait de la fourrure d’un fauve endormi. Tout chez celui-là rappelle l’éléphant. Sa taille, sa couleur, son écorce, imitation parfaite de la peau ridée de la trompe des vieux mastodontes. Le corps sans vie nous touche. On s’attend presque à sentir un ventre se gonfler sous nos mains.
Des milliers d’espèces que nous admirons derrière les rideaux de lianes et les paillettes de soleil, je n’ai retenu que peu de noms. Les banyans furent les premiers. Puis un autre attira mon attention, le "palang" : plus modeste, sans prétention au premier regard, repoussant même, couvert d’une micro-pilosité empoisonnée urticante à l’intention de ses prédateurs.
Mon intérêt s’attisa en apprenant son aptitude: au creux de son tronc et de ses branches, coule de l’eau ! De l’eau douce, denrée nécessaire à survie des forêts ancestrales.
Sous les tropiques, le climat alterne entre 6 mois de saison des pluies et 6 mois de saison sèche durant laquelle l’eau du ciel se borne à une brune épaisse accrochée aux têtes bleues des montagnes.
Les arbres le savent. A la saison des pluies, ils boivent la bouche ouverte les averses incessantes. Ils s’en gavent et tout le biome se démène pour stoker l’eau le plus longtemps possible!
Les lacs, les rivières, les sols, jouent une grande part dans l’irrigation annuelle des terres. Mais certains êtres, comme les palang, offrent un coup de main : ils captent la pluie dans leurs racines et la font remonter au creux de tubes vides à travers troncs et branches. Perfusion goutte à goutte. Prévoyants ! Il suffit de couper une branche pour voir jaillir une résurgence dont la pression est assez puissante pour atteindre les cimes. Ce sont ces geysers secrets qu’ils défendent de toutes leurs griffes.
Les balinais connaissent leur richesse et leur font parfois appel. Ici, la jungle est source de spiritualité, d’ombre, d’eau, de nourriture, de chasse, de revenus touristiques et de plantes médicinales quotidiennement utilisées par ceux qui savent encore.
Pour moi, elle fut un théâtre d’ombres chinoises, un terrain de jeu inépuisable pour tout photographe chasseur de komorebi.
Les arbres sont les véritables temples de Bali
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